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Changement radical dans l’architecture des commerces de détail

À quoi servent les boutiques, maintenant que nous faisons la majeure partie de nos achats en ligne? Nous avons demandé à Alex Dimas, architecte et directeur de la division commerciale de Sid Lee Architecture, de répondre à cette question.

 

Au cours de la dernière décennie, notre façon de faire nos achats a changé radicalement. Puisque presque toutes les transactions sont maintenant effectuées en ligne, les détaillants s’interrogent des conséquences de cette évolution sur les espaces physiques. Le changement de paradigme que nous observons est extrêmement intéressant et apporte des bénéfices majeurs à la société. Du point de vue architectural, cela veut dire que les espaces doivent devenir des lieux propices aux expériences significatives. Pour saisir cette nouvelle vocation, réfléchissez à ce que vous ressentez dans un village ou dans votre quartier. N’avez-vous pas envie d’aller à la boulangerie, de passer chez votre barbier ou de faire une halte au café du coin? En contexte urbain, les commerces de détail doivent s’inscrire dans l’écosystème social. À titre d’architectes, notre objectif est de créer des espaces qui améliorent la vie des gens et qui leur permettent de se sentir bien et d’être heureux. C’est notre contribution à la société. Les commerces de détail commencent à le comprendre et à s’y adapter de plus en plus. En somme, nous assistons à un retour de balancier au profit d’une expérience plus humaine et plus authentique.

Même le mot consommateur semble être tombé en désuétude. Les consommateurs d’aujourd’hui sont des fans, et les architectes doivent concevoir des espaces qui trouveront écho parmi ces derniers. Nous sommes constamment occupés, que ce soit avec la planification de nos vacances ou de la prochaine soirée entre amis. Comment les commerces de détail peuvent-ils se tailler une place dans notre horaire bien chargé? Ceux-ci doivent offrir aux gens une expérience qui les interpelle, les incite à sortir et à être participatifs. Bref, ce que nous faisons maintenant s’apparente davantage à l’hospitalité.

 

Chaque commerce est un laboratoire
Pour répondre au changement de paradigme, l’architecture crée un récit, car il ne suffit plus de concevoir un beau design. Avant de commencer tout design architectural, nous menons des recherches anthropologiques et ethnographiques pour développer une stratégie. Le contexte est essentiel et le déploiement global est une idée dépassée. Nous devons adopter le nouveau modèle de référence des commerces de détail en considérant chaque espace comme un laboratoire. Il faut tenir compte du contexte et de la collectivité entourant un espace et nous appuyer sur ces deux éléments pour donner aux lieux une identité unique.

Starbucks est l’une des premières entreprises à avoir compris ce changement. Elle s’est établie comme la troisième destination principale dans la vie des gens — entre la maison et le travail. L’entreprise a réalisé qu’elle devait créer une destination plutôt qu’un commerce, en misant sur les odeurs, les sensations, l’ambiance et l’éclairage. En effet, Starbucks a privilégié le confort et a recréé des espaces qui donnent l’impression d’être un deuxième chez-soi. Le lancement du concept commercial d’Apple Town Square à Chicago est un autre exemple récent : un espace épuré bordant la rivière, qui permet aux gens de se rassembler, d’écouter des conférenciers, de prendre part à des ateliers et de faire des rencontres. Comme un architecte l’a dit : « Ce n’est pas une boutique, c’est une idée de réhabilitation urbaine. »

 

La fin du centre commercial
Il est difficile de déterminer le moment exact où le changement de paradigme s’est produit. En 2016, on annonçait déjà la fin imminente des centres commerciaux, car ceux-ci n’avaient connu aucune croissance pour la première fois en 30 ans. Dans les années 80, les centres commerciaux étaient un lieu de rassemblement, et ils ont profondément transformé le paysage urbain, mais pour le pire, dans bien des cas. Prenons par exemple la troisième saison de Stranger Things qui se déroule en 1985. Le centre commercial vient tout juste d’ouvrir ses portes et tout le monde s’y dirige, ce qui a pour effet de causer la fermeture des commerces locaux. Nous voyons vraiment comment les centres commerciaux ont défiguré les petites villes. Aujourd’hui, les marques veulent avoir pignon sur rue et être en contact avec la collectivité. D’un point de vue architectural, les types d’espaces qui s’apparentent le plus à ces endroits sont les églises, les arénas et les écoles, soit des bâtiments qui ont eu un rôle rassembleur. Ce sont ces types d’espaces que les marques tentent maintenant de reproduire.

À l’heure actuelle, rester à jour est l’un des plus grands défis de l’architecture des commerces de détail. Dans le monde numérique, il est possible de changer une plateforme en trois à six semaines. Or, il faut au moins six mois pour refaire la brique, ce qui veut dire que le concept date déjà de six mois, une fois terminé. Pour atténuer l’effet de désuétude, nous optons pour des designs flexibles. Si nous bâtissons un bar central, nous ferons en sorte qu’il puisse être déplacé. Si nous élevons des panneaux muraux, nous nous assurerons qu’ils puissent être retirés ou déplacés. Puisque l’éclairage est ce qui fait le succès ou cause la perte d’un espace, nous le modulons en ajoutant des gradateurs ou en créant des sections où la lumière crée différentes atmosphères. Pour rester pertinent, il est essentiel de tenir compte de l’écosystème dans son ensemble : la marque, la représentation numérique, l’expérience et l’espace. Si l’on retire un élément de l’équation, le résultat ne sera pas aussi concluant.

 

Tisser des liens émotifs
Il est crucial de créer un commerce de détail qui interpelle réellement les gens. Pour ce faire, il faut développer une identité unique et tisser des liens émotifs non seulement avec les adeptes, mais également avec le personnel. Les membres du personnel sont les ambassadeurs de la marque et transmettent son message; l’espace doit donc les interpeller également. Sur le Web, les clients ont instantanément accès à des critiques honnêtes et dépourvues de filtre sur des millions de produits. Par conséquent, les marques doivent elles aussi faire preuve de transparence et d’authenticité, que ce soit en détaillant l’origine des ingrédients qui entrent dans la composition des produits comme Aesop ou en expliquant le processus durable duquel sont issues les matières, comme Frank And Oak.

Par ailleurs, les équipes responsables des commerces de détail et les marques doivent tenir compte de la diversité des valeurs de la culture des millénariaux. L’essor de la technologie et des médias sociaux a favorisé la diversification des valeurs. Par conséquent, les priorités des millénariaux ne sont pas aussi tranchées que celles des générations précédentes. Pour certains, l’écoresponsabilité est primordiale, alors que pour d’autres, c’est le caractère local. Certaines personnes considèrent le prix comme le critère décisif tandis que d’autres adoptent une approche plus personnelle. Les marques ne peuvent donc plus appliquer de modèle universel. Cela nous force à commencer notre travail en posant les bonnes questions. Pourquoi ce commerce existe-t-il? Quel est son but?

 

On n'achète plus les produits, on les convoite
Il y a deux ans, Sid Lee a réalisé un commerce de détail dans le cadre d’un projet de collaboration unissant adidas et Concepts International, une entreprise de sneakers de Boston. L’espace choisi se limitait à 700 pieds carrés au sous-sol d’une rue commerçante huppée de Boston. Nos recherches nous ont appris que la sous-culture des sneakers est très forte. Ce monde est composé d’adeptes  qui se procurent des chaussures pour pouvoir dire qu’ils les ont déjà eues en leur possession, mais sans avoir nécessairement l’intention de les porter  ainsi que de courtiers qui achètent les chaussures et font flamber les prix. Nous avons réalisé qu’un petit espace serait avantageux pour le client et la collectivité. À l’ouverture de la boutique, une foule éclectique d’une centaine de personnes faisait la file dehors, tant des parents accompagnés de jeunes enfants que des adolescents et des adeptes dans la quarantaine ou la cinquantaine. Cette inauguration a eu pour effet de créer un événement dans la rue, piquant la curiosité des passants et favorisant les échanges entre les gens.

Nous avons reçu le mandat de concevoir un deuxième espace, et j’ai soumis le projet à la Ville de Boston aux fins d’approbation il y a quelques mois. Après la présentation, une femme dans la mi-soixantaine aux cheveux grisonnants m’a demandé si c’était nous qui avions conçu la boutique située au 73, Newbury Street. J’ai répondu que c’était nous, en effet. Elle a levé ses pieds pour me montrer ses sneakers et s’est exclamée : « J’adore ce magasin! ». Pour moi, ce témoignage était le signe d’une mission accomplie. Le fait qu’un commerce et que son design puissent permettre de tisser des liens sociaux, de réunir les gens et de favoriser les interactions sociales est quelque chose de phénoménal. En fait, ce sont l’histoire et le récit dans lesquels un espace s’inscrit qui lui permettent de s’élever à un rang supérieur. Dans cette optique, nous essayons de créer une sorte de vénération. Les gens n’achètent plus les produits, ils les convoitent. Si vous comprenez cette différence, vous pourrez avoir un impact positif sur la société.