L'avenir du travail
« On enfreint les règles et on crée de nouvelles normes culturelles, mais est-ce que ça va durer? »
— John Winsor, chef de la direction d’Open Assembly et dirigeant en résidence au Laboratoire d’innovation de Harvard
La crise de la COVID-19 a propulsé l’adoption de nouvelles façons de travailler qui cadrent avec les valeurs prônées par les marques depuis un certain temps, comme l’agilité, la collaboration ou l’inclusion. Une fois la crise terminée, pourrons-nous conserver ces pratiques? Si oui, commet y parviendrons-nous? Animée par Fanny Eliaers et Kirstin Hammerberg de Sid Lee, cette table ronde aborde les façons dont les marques peuvent tirer parti de la situation pour réinventer le travail.
Les participants :
Andrew Chern, directeur général et associé, Stratégie chez SYPartners, une société de conseil axée sur la transformation des équipes et des leaders
Stacy English, directrice, Évolution de la culture chez le géant de semi-conducteurs Intel
Courtney Lawrence, directrice, Prévoyance et Conseils stratégiques chez Lululemon, une entreprise de vêtements de sport techniques
Stephanie Nadi Olson, fondatrice de We Are Rosie, un réseau pour les experts en marketing à leur compte
Steve Rader, directeur adjoint, Centre d’excellence pour l’innovation collaborative à la NASA
John Winsor, chef de la direction d’Open Assembly et dirigeant en résidence au Laboratoire d’innovation de Harvard
À retenir dans ce texte
1 — Profitez du fait que nous sommes prêts pour un examen approfondi de nos comportements. Nous réévaluons déjà la façon dont nous travaillons et nous sommes en train de nous habituer à de nouvelles pratiques.
2 — Considérez votre marque comme un système à un moment particulier. Le changement ne se produit pas en vase clos, 0 restructurez l’innovation d’une façon qui a du sens pour l’organisation en ce moment.
3 — N’oubliez pas que le fait de voir concrètement l’impact d’une organisation et d’avoir l’impression de participer à ce qu’elle réalise peut être une grande source de motivation pour les employés.
4 — Faites du modèle ouvert en matière de talents une option viable, sûre et flexible pour tous et utilisez des écosystèmes et des réseaux ouverts pour gérer le niveau de complexité grandissant.
5 — Ralliez les gens. La crise nous a précipités dans un mode de travail plus fluide — et possiblement plus inclusif — mais ce mode pourrait exacerber les injustices sous-jacentes. Utilisez la technologie, les plateformes et les marchés pour améliorer les compétences de celles et ceux qui ont moins de formation ou qui ont moins accès aux occasions de perfectionnement.
« L’adoption d’une nouvelle façon de faire n’est pas un enjeu lié à la technologie ni au modèle d’affaires. C’est un enjeu lié à l’identité personnelle. »
La crise a engendré de nouvelles façons de travailler. Comment peut-on commencer à adopter les meilleures d’entre elles en entreprise?
John Winsor, Open Assembly et Harvard : Lorsque je travaillais comme chef de l’innovation au sein de la compagnie française Havas, nous avons essayé de mettre sur pied un réseau collaboratif interne appelé Havas Crowd. Les clients et la haute direction adoraient le projet, mais ce sont les directeurs de niveau intermédiaire qui ont avorté le projet. Leur identité était menacée.
Un grand nombre d’outils avec lesquels nous travaillons, comme l’IA et les réseaux ouverts en matière de talents, fonctionnent mieux, coûtent moins cher et sont plus rapides. Bref, ils éliminent la friction. Mais il y a une résistance culturelle, et j’espère que cette crise parviendra à la vaincre. On brise les règles et on crée de nouvelles normes culturelles, mais est-ce que ça va durer? L’adoption d’une nouvelle façon de faire n’est pas un enjeu lié à la technologie ni au modèle d’affaires, c’est un enjeu lié à l’identité personnelle.
Courtney Lawrence, Lululemon : Pour qu’il y ait un changement de comportement, il faut trois choses. La première, on l’a mentionné, c’est un ensemble de nouvelles normes culturelles. Il y a eu une remise à zéro avec la crise. En ce moment, dans mes recherches, je vois que les employés et les employeurs prennent le temps de réévaluer et de prioriser différemment. Ils ne sont plus sur le pilote automatique. La deuxième chose a également été mentionnée : c’est l’élimination de la friction. En ce moment, tout le monde a Zoom et sait se servir de FaceTime. On a réussi à faire tomber ces barrières par nécessité de maintenir le contact.
La troisième est la répétition. Comme nous l’indiquent toutes les théories de changement de comportement, ce qui compte, c’est la répétition et la fréquence. Plus les gens s’habitueront aux nouvelles choses, comme les réunions virtuelles, plus le comportement sera facile à adopter lorsque cela sera nécessaire.
Stephanie Nadi Olson, We Are Rosie : Nous avons observé un changement majeur dans notre profil psychographique. Au cours des deux dernières années, 4 000 personnes se sont jointes à notre plateforme pour travailler de façon moderne, flexible et agile. Depuis le 15 mars, ce nombre a quadruplé, voire quintuplé. Nous avons donc des gens qui étaient ici par choix auxquels nous avons ajouté 4 000 « invités ». Ils font partie de notre communauté pendant un moment, le temps de voir combien de temps ce repli économique pourrait durer et comment le secteur du marketing s’en ressentira. Comment pouvons-nous apporter de la valeur à tous ceux et celles que nous soutenons dans notre communauté?
Nous avons l’occasion d’établir de nouvelles normes culturelles. Ça revient à ce que Courtney disait : nous pouvons éliminer la friction et établir une certaine répétition pour montrer que le travail indépendant est une option viable. La plateforme doit servir à aider les gens à concevoir le travail différemment après cette crise.
« Nous devons accepter le fait que le contexte a changé. Il n’y aura pas de retour à la normale. »
Le changement ne s’opère pas en vase clos. La compréhension du système dans lequel le changement doit se faire contribuera à son adoption. Comment notre conception des systèmes peut-elle favoriser un changement durable?
Steve Rader, NASA : La NASA est très innovatrice, elle embauche certains des meilleurs talents au monde, mais elle fonctionne en silo. Si vous insinuez que quelqu’un d’autre pourrait avoir une meilleure idée, on vous répondra : « De quoi parles-tu? Je suis l’expert! » Alors, lorsque nous avons parlé d’innovation ouverte il y a près de 10 ans – en suggérant que les gens de l’extérieur pourraient nous aider à trouver les réponses que nous cherchions – nous nous sommes heurtés à une forte résistance. Au fil des années, nous avons modifié notre façon d’en parler. Aujourd’hui, nous nous servons de l’innovation ouverte pour trouver le meilleur point de départ. La technologie bouge tellement vite qu’il nous est impossible de tout savoir. Nous avons fait beaucoup de progrès. J’ignore ce qui se passe avec cette crise, mais nous sommes passés de 30 à 95 projets du jour au lendemain ou presque.
Stacey English, Intel : Il y a 14 mois, nous avons entamé une évolution culturelle qui touche des systèmes qui n’ont pas changé en 40 ans. Avec l’aide de spécialistes en design organisationnel et d’experts en gestion du changement dans chaque unité d’Intel, nous changeons des comportements – par exemple, comment nous organisons les réunions avec les employés ou planifions les feuilles de route de fabrication – mais nous changeons aussi la façon dont nous renforçons certains comportements – c’est-à-dire comment nous établissons la rémunération, qui reçoit une promotion et quand. Nous avons commencé à remanier ces systèmes avant la crise, et le monde a soudainement changé. Quelles sont les répercussions sur les changements que nous avions entamés?
Nous avions un plan de six mois pour rallier les employés à notre nouvelle mission – que tout doit partir de nos clients – mais maintenant notre travail est terminé. Je regarde l’entreprise qui avançait si lentement s’activer tout d’un coup pour répondre aux besoins de ses clients. Dans ce cas-ci, nos clients contribuent à sauver des vies, à mettre les gens en contact les uns avec les autres et à permettre à des gens partout dans le monde d’accéder à des soins. Ce n’est plus uniquement un slogan, nous entrons en contact avec les gens là où c’est important.
Andrew Chern, SYPartners : Dans un moment comme celui-ci, on se précipite pour motiver les troupes ou rendre le travail stable. Nous rappelons aux leaders que ce qu’ils ressentent – et ce que leurs employés ressentent – est un traumatisme. Avant de dire aux gens de passer à autre chose, vous devez leur laisser le temps et l’espace nécessaires pour faire le deuil de ce qu’ils ont perdu. Pour certaines personnes, le trajet entre le travail et la maison est un moment pour décompresser et passer du rôle de première vice-présidente à celui de maman de deux enfants, et c’est un moment très important. Nous devons accepter le fait que le contexte a changé. Il n’y aura pas de retour à la normale.
Ray et Charles Eames et leur documentaire Powers of Ten sont intéressants pour nous, car nous aimons regarder les systèmes sous différents angles. Dans cette discussion, nous avons parlé de chaque niveau, et c’est une question de savoir quels leviers à chacun des niveaux sont les plus importants pour nous dans le cadre des rôles que nous jouons.
« Les entreprises vont devoir accepter la réalité du travail à la pige. »
Il existe tant de technologies qu’il est impossible pour un humain ou un secteur d’activité de pouvoir résoudre tous les problèmes ou de pouvoir tout savoir. Comment les organisations peuvent-elles utiliser des réseaux et des écosystèmes ouverts pour gérer le niveau grandissant de complexité?
Andrew Chern, SYPartners : Je parlais avec un ingénieur de Boeing qui s’inquiétait de l’affaiblissement des connaissances. Il m’a dit : « Je te parie qu’aucun de ces jeunes ne sait dessiner un moteur avec une règle à calcul. » Est-ce correct de laisser ce type de compétences s’effriter?
Steve Rader, NASA : Il ne s’agit pas de savoir si c’est correct ou pas, c’est tout simplement comme ça. Nous vivons dans un monde complexe et nous devons intégrer et orchestrer de nombreux éléments. Voilà pourquoi un modèle décentralisé et ouvert en matière de talents est important en ce moment. Pensez à votre service des TI. Avant, on pouvait embaucher une seule personne pour tout faire. Aujourd’hui, il y a les réseaux, la sécurité, le nuage et toutes les plateformes. Combien de compétences sont nécessaires? Cette complexité doit être gérée au moyen d’écosystèmes d’employés.
Nous essayons d’orienter la conversation sur l’externalisation ouverte vers l’avenir du travail. Les entreprises ignorent quelle proportion de leur effectif fait aussi du travail à la pige. Or, le travail à la pige est comme un plan de formation qui permet aux gens d’apprendre en faisant une tâche et d’acquérir les connaissances nécessaires pour se tenir à jour. Il faut accepter la réalité du travail à la pige. Comment pouvons-nous en tirer profit?
Stacey English, Intel : Chez Intel, nous travaillons depuis quelque temps sur le développement d’un effectif fluide, un concept qui terrifie les gens pensant faire toute leur carrière au même endroit. Nous pouvons mettre à profit la situation actuelle où les gens doivent déjà faire face à des changements.
John Winsor, Open Assembly et Harvard : Beaucoup de changements dans la culture se produisent du bas vers le haut; rien ne change pour la haute direction qui doit encore générer de la valeur pour les actionnaires. Toutefois, pour réaliser un changement culturel, il faut aussi un leadership du haut vers le bas.
Lorsque le géant des technologies de l’information, Wipro, a fait l’acquisition de la firme de conseil en services nuagiques Appirio, il ignorait que Topcoder, une plateforme de TI reposant sur l’externalisation ouverte, faisait partie de la transaction. Quand le chef de la direction de Wipro s’en est rendu compte, il a voulu savoir combien d’employés à temps plein chez Wipro avaient travaillé à la pige comme membres de Topcoder. Au lieu de les réprimander, il les a remerciés d’avoir développé leur expertise et leur a versé une prime pour les heures travaillées comme membres de Topcoder. Ce type de leadership change les perceptions dans une organisation.
« Lorsque vous faites tomber les structures qui régissent les façons de travailler, l’inclusion, la diversité, l’innovation et l’agilité peuvent s’épanouir. »
Nous sommes en pleine transition. Nous passons de modèles organisationnels binaires à des façons de penser et des rôles plus fluides. Comment pouvons-nous profiter du moment actuel pour créer des organisations plus inclusives?
Andrew Chern, SYPartners : C’est un aspect qui a été soulevé dans les conversations récentes de développement des affaires. Il pourrait s’agir d’un point d’inflexion qui exacerbe les injustices. Qu’est-ce que cela veut dire pour les employeurs, les employés et les communautés qu’elles soutiennent?
Steve Rader, NASA : Nous sommes à un tournant où nous devons considérer de nouvelles façons de faire participer tout le monde. Paro.IO, une plateforme reliant un réseau de professionnels des services financiers, utilise l’apprentissage automatique pour associer des pigistes à des mandats. Toutefois, on a légèrement modifié le système pour que de temps en temps les personnes se voient attribuer une tâche un peu plus poussée, tout en s’assurant qu’elles disposent des ressources et du soutien nécessaires pour l’accomplir. Au moment où le travail est terminé, ces personnes ont appris quelque chose de nouveau. C’est un modèle génial. Puisque certains établissements d’enseignement ordinaires ne seront plus les mêmes après la crise, certaines de ces plateformes profitent d’une occasion en or. J’ai hâte de voir qui va faire des alliances stratégiques.
Stephanie Nadi Olson, We Are Rosie : Nous en parlions avant la COVID-19 avec nos clients Fortune 100 et Fortune 500. Votre organisation n’est pas inclusive si tout le monde doit être au bureau entre 9 h et 17 h. Qu’est-ce que cela veut dire pour les personnes handicapées, celles qui ont des conditions médicales particulières ou celles qui doivent prendre soin d’un proche?
Lorsque vous faites tomber les structures rigides qui régissent les façons de travailler, plusieurs des aspects que nous essayons de faire avancer dans les entreprises – soit l’inclusion, la diversité, l’innovation et l’agilité – peuvent s’implanter. Ce sont les conséquences d’une pensée plus souple. C’est génial.
Courtney Lawrence, Lululemon : Nous assistons à un changement de paradigme au cours duquel nous passons de cette ancienne approche hiérarchique et patriarcale à un écosystème plus fluide. Nous avons commencé cette conférence Zoom en soulignant que le ton était différent, parce que nous pouvons nous voir d’une manière différente – la personne que nous sommes dans la vie professionnelle et celle que nous sommes dans la vie personnelle se fondent ensemble. Cela résume bien ce qui se passe en ce moment. Nous voyons maintenant que différents aspects de la vie se mélangent et observons une disparition des biais cognitifs que nous utilisons pour étiqueter les gens.