Lorsque vous regardez un lustre en cristal de style victorien, que voyez-vous? Une vieille lampe dont l’utilité est d’éclairer une pièce? Pour un cerveau neurotypique, c’est sûrement le cas. Mais une personne neurodivergente peut voir une méduse, une araignée de verre ou toute une galaxie de possibilités. Introduit en 1997 par la sociologue australienne Judy Singer, le terme « neurodivergent » désignait initialement les personnes ayant un trouble du spectre de l’autisme. Aujourd’hui, la neurodiversité représente les différences neurologiques entre les humains. Elle reconnaît qu’il n’existe pas une seule « bonne » façon de penser, d’apprendre ou de se comporter, et que ces différents profils ne devraient pas être considérés comme des déficiences. La neurodiversité, en tant que mouvement de justice sociale et domaine de recherche clinique et d’éducation, défend l’égalité et l’inclusion des « minorités neurologiques ». Cet esprit d’inclusion a inspiré la création de l’École Le Sommet en 1963. L’établissement est ensuite devenu un acteur majeur dans l’éducation des personnes ayant des besoins spéciaux au Canada. L’école Le Sommet utilise les arts créatifs, y compris la danse, la musique et les arts visuels, pour enseigner aux élèves et les aider à forger leur identité. Pour en savoir plus sur l’impact de ces programmes sur les élèves, nous nous sommes entretenus avec Jesse Heffring, directeur du développement avec plus de 20 ans d’expérience dans les arts médiatiques, et Armando Bertone, professeur agrégé au département de psychologie de l’éducation et du conseil de l’Université McGill et cofondateur et directeur du Centre du Sommet pour l’éducation, la recherche et la formation.

Bonjour Jesse et Armando, merci d’être avec nous aujourd’hui. Pouvez-vous nous parler du profil des étudiants admis à l’École Le Sommet?

Jesse : L’école compte environ 700 élèves âgés de 4 à 21 ans, qui sont répartis sur trois campus. La moitié d’entre eux sont autistes, ce qui fait de nous le plus grand établissement d’enseignement pour les jeunes autistes au Québec. Ils n’ont pas tous les mêmes diagnostics : certains ont le syndrome de Down, certains ont d’autres troubles du neuro-développement. À l’heure actuelle, le ministère de l’Éducation place les élèves dans deux catégories de déficience intellectuelle : modérée/sévère et profonde. Ici, nous enseignons aux élèves qui appartiennent aux catégories de déficience « légère », « modérée » et « sévère », mais pas « profonde ». Ces étiquettes ont été créées par le ministère en fonction du QI d’une personne (ce que je trouve arbitraire). Beaucoup de jeunes présentent des doubles diagnostics et contribuent à créer une belle dynamique sociale. C’est ce qu’on appelle un trans-diagnostic. En fait, l’École Le Sommet est un endroit merveilleux où tout le monde a le sourire aux lèvres. Il y a de l’honnêteté, de la joie.

Photo: Justin and Vanessa en Flore
Pouvez-vous nous parler davantage de la neurodiversité et de son incidence sur les élèves de votre école?

Amando : La neurodivergence affecte la manière dont ces jeunes communiquent et se comportent. Et ces différences peuvent leur poser des difficultés dans la vie. Vos capacités à communiquer et à socialiser vous aident à tisser des liens avec les autres. Mais quand ces moments sont une lutte, vous êtes incapable de créer des relations. L’école aide les élèves à gérer leurs difficultés, non pas pour qu’ils changent, mais pour leur faciliter la vie dans la mesure du possible.
Photo de: Justin and Vanessa en Flore
Quels sont les préjugés qui reviennent au sujet des personnes neurodivergentes?

Jesse : Qu’elles manquent de profondeur émotionnelle ou d’empathie. Personnellement, je n’ai jamais rencontré une personne du spectre qui ne ressentait pas d’émotions ou d’empathie envers les autres. Le problème, ce sont leurs capacités de communication et leur façon de gérer les interactions sociales. Ce n’est pas pour autant qu’elles sont dénuées de toutes émotions humaines. Plutôt que de porter un jugement hâtif, il faut essayer de les comprendre.

Quelle approche peut-on adopter pour les aider?

Armando : Deux choses essentielles : la compréhension et l’ouverture d’esprit. Nous devons créer un espace où celles et ceux qui appréhendent le monde différemment peuvent s’épanouir. Il faut accepter l’unicité de leurs comportements, car c’est ce qui les aide à gérer leurs interactions sociales. Comme lorsqu’ils semblent perdus dans leurs pensées alors qu’ils écoutent vraiment la conversation ou qu’ils bougent et ne semblent pas tenir en place. Au lieu de réprimer ces actes, nous devons créer un environnement qui encourage et célèbre ces différences. Non seulement cette approche aide les personnes qui apprennent différemment, mais elle enrichit également notre connaissance collective de la diversité.

Photo: Naquille et Winscott en cours de musique

En parlant de possibilités de s’épanouir, l’École Le Sommet utilise les arts pour aider les jeunes à s’exprimer. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces programmes et sur la façon dont ils contribuent à créer leur identité?

Jesse : L’art est un excellent outil d’expression personnelle, parce qu’il révèle une autre facette de nous. Au cours des 15 dernières années, notre école a donné de plus en plus d’importance aux arts. Nous sommes en train de construire un centre d’arts créatifs. Il y a des cours de danse, d’arts visuels, de médias (un peu comme le cinéma), de musique et d’arts de la scène. Et toutes ces activités mettent l’accent sur le côté créatif et non sur le côté technique. Personne ne vous demandera de tracer un cercle parfait. D’ailleurs, nous n’enseignons pas les cercles parfaits. Nous apprenons plutôt à dessiner le soleil. Ça permet également aux enfants de développer leur confiance à travers l’art.

C’est fantastique. Pouvez-vous nous raconter une histoire sur un élève qui vous a vraiment marqué?


Jesse : J’aimerais en raconter plusieurs, mais il y a une histoire qui m’a vraiment marquée. L’an dernier, nous avons présenté une pièce intitulée « Speechless » (« Sans voix »), qui mettait en scène deux élèves de 12 ans, les deux muets. Nous avons eu du mal à distribuer les rôles, mais Luca, un garçon sourd depuis sa naissance et qui porte un implant cochléaire, a passé l’audition. Son appareil traduit le son en seulement 20 signaux numériques, comparé aux 14 000 cellules ciliées naturelles d’une oreille, donc il perçoit les sons très différemment. Nous ne savions pas si Luca comprenait qu’il allait jouer dans une pièce de théâtre et s’il était vraiment consentant. Nous avons travaillé avec son orthophoniste pour créer une histoire visuelle qui lui a permis de jouer sur scène. Il avait l’air enthousiaste, mais nous n’avions pas la certitude qu’il comprenait tout ce que l’on disait. Sa prestation a été une véritable surprise. Devant 700 personnes, Luca ne se contentait pas de jouer; il improvisait et incarnait son rôle au-delà de nos attentes. C’était comme s’il était né pour jouer. Il nous a époustouflés.

Armando : Je me souviens de cette histoire. Ce n’est pas un spectacle scolaire, c’était une performance de haut niveau. Pendant ces moments, nos élèves se sentent extrêmement légitimes. Ça nous permet de nous mettre à leur place et d’essayer de comprendre leur réalité à travers les arts.

Photo: Luca en class

L’histoire de Luca est digne d’un film. C’était une révélation qui nous a permis de comprendre que dans les bonnes conditions, ces jeunes peuvent s’épanouir. Ça nous amène à notre prochaine question : de quel genre d’environnement ces enfants ont-ils besoin?

Jesse : Il y en a deux : l’environnement physique et l’environnement social. Nous essayons de créer des espaces sensoriels adaptés en installant des meubles et des décorations appropriés pour maintenir un niveau de stimulation optimal. Mais en tant qu’institution vieille de 60 ans, nous ne pouvons pas réorganiser l’établissement continuellement. C’est pour ça que nous comptons sur l’initiative des enseignants pour favoriser l’engagement intellectuel et émotionnel des élèves. Pour ce qui est de l’aspect social, on maintient un faible ratio enseignant-élèves, avec 12 à 14 élèves pour un enseignant et un assistant, soit un ratio de 1 pour 6. Nos classes ne sont pas structurées en fonction du niveau d’âge ou scolaire; les élèves sont plutôt regroupés en fonction de ce qu’ils peuvent s’apporter les uns les autres et des dynamiques sociales.

Armando : Cette configuration crée un environnement stimulant pour l’enseignement et l’apprentissage. Sur le plan scolaire, les élèves de différents niveaux ont des leçons avec plusieurs enseignants. Cette flexibilité fait partie de notre approche novatrice : l’ENSEIGNEMENT EN ÉQUIPE. L’objectif de cette heure de cours est d’améliorer l’expérience scolaire et sociale des élèves en les répartissant en petits groupes dynamiques.

Comment des organisations comme Sid Lee peuvent-elles s’appuyer sur vos connaissances vis-à-vis des effets de l’environnement sur les personnes neurodivergentes?

Armando : S’adapter est une nécessité. Posez-vous la question : quels ajustements physiques et sociaux puis-je effectuer dans une salle donnée? Des détails peuvent faire la différence, comme atténuer les lumières ou proposer des espaces pour travailler en solitaire pendant une partie de la journée et en équipe le temps restant. Ces ajustements peuvent être facilement intégrés dans des espaces de travail typiques, en les transformant en environnements plus inclusifs.

Y a-t-il d’autres écoles comme la vôtre dans le monde? Ou en Amérique du Nord?


Armando : C’est une question complexe, car nous commençons seulement à mener des études sur les écoles d’Amérique du Nord, dont beaucoup s’occupent de troubles précis. D’après ce que nous savons, aucune école n’est vraiment semblable à la nôtre. Par exemple, une mère d’un groupe de soutien nord-américain aux victimes du syndrome de Down a effectué des recherches, mais n’a jamais trouvé d’établissement comparable ailleurs. C’est difficile de répondre par oui ou par non.


Jesse : Il y a des écoles similaires, mais aucune n’est aussi complète que la nôtre. Nous sommes uniques par notre taille, car nous avons une fourchette d’âges plus large et des programmes diversifiés, mais aussi par notre approche, qui intègre des domaines comme l’ergothérapie et la psychologie. L’objectif n’est pas seulement d’enseigner à des élèves, mais d’adopter une approche holistique de l’éducation.

Quels sont vos espoirs pour l’avenir de l’école Le Sommet et des jeunes neurodivergents en général?

Jesse : À l’avenir, j’espère que notre école continuera à déployer des efforts majeurs pour comprendre et mettre en avant la force et la beauté des jeunes neurodivergents. Les jeunes sont capables d’accomplir des merveilles. Nous ne pouvons pas résoudre tous les problèmes, mais nous pouvons faire bouger les choses. Selon moi, les changements dans la société peuvent être motivés par l’art et la science, et je suis heureux de voir que ces sujets suscitent de plus en plus d’intérêt tout en étant mieux compris. Tout le monde a un rôle à jouer, que ce soit les chercheurs, les cliniciens, les artistes ou les éducateurs. C’est un processus lent, mais ensemble, nous pouvons changer les façons de penser autour de nous et dans le monde entier.

Photo: Oeuvre du Summit Student Artclub 2023

Armando : Ce projet a façonné ma carrière et ma réflexion sur la recherche avec des personnes neurodivergentes. Nous voulons faire évoluer les esprits et l’humanité.


Ce fut un véritable plaisir de vous accueillir. Nous espérons continuer à apprendre les uns des autres et peut-être visiter votre école un jour.

Photo Credit: Marlon Kuhnreich